Station Bougival
Une jolie jeune brune avec port de tête digne et lunettes de soleil de star monte dans le train, fuselée dans un pantalon à pince taille 34, talons hauts. Là, les mâles rivés à leurs smartphones et tablettes (parce qu ils sont très branchés, très sérieux et très concentrés… spécialement sur cette ligne) gardent un œil sur leur écran « rétina » mais l’autre est instantanément projeté vers la jolie brunette. Celle-ci passe dans l’allée centrale avec un joli déhanché et s’installe juste en face de moi.
Le train repart, la jolie brune ôte ses lunettes de soleil.
J’assiste alors à une incroyable leçon de féminitude…
Déballage de la trousse à maquillage : Khôl, puis mascara, peigne à sourcil, fard à joue… La pose du fard à joue nécessite bien une station : le gros pinceau touffu fait des va-et-vient lents et sûrs de l’avant vers l’arrière du visage, à droite puis à gauche. Le visage de la jolie brune se colorise petit à petit et devient celui d une poupée semi vulgaire. Dommage, elle était mieux avant. Elle ne s arrête pourtant pas là : rouge à lèvres… rouge vif. Là, malgré les soubresauts du train, le trait est parfait. Frottements lents et sûrs de la lèvre supérieure sur la lèvre inférieure. Puis re trait rouge, puis re frottements. Tout ça est très savamment fait.
Les voyageurs se sont tous replongés dans leurs livres, journaux ou smartphones, comme par discrétion pour ne pas déranger ce moment d’intimité. Mais qu’on ne s’y trompe pas, ils gardent un œil sur la belle, comme si elle leur avait fait une promesse, cette jolie brune qui continue de s’activer comme si elle était seule devant sa coiffeuse.
Je reste interloquée devant tant d’applications savantes et intimes, au milieu d’inconnus si proches, et dont le résultat est, selon moi, pour le moins douteux. Au final, son visage ressemble à celui de tous ces mannequins de magazine : pas vraiment beau, mais hypnotique.
Le train continue d’enfiler les stations et la jolie brune trop fardée remet ses lunettes de soleil sans doute moins pour la vive lumière d’été qui traverse les vitres du train que pour se cacher des regards des passagers… Ou l’inverse, j’avoue que je ne sais plus.
Elle sort un livre. Je me serais plutôt attendue à un magazine féminin du genre de ceux qui n’enseignent rien si ce n’est justement « comment être belle (et accessoirement …provocante) en toute circonstance ».
Je me penche discrètement pour voir le titre du livre : « La condition humaine » d’André Malraux !! Nan.., c’est pas possible… Je cherche le moindre indice qui m’indiquerait qu’elle ne lit pas, qu’elle fait semblant derrière ses lunettes rondes et noires ou bien qu’elle s’est trompée de bouquin ce matin en partant prendre son train.
Mais non, le livre est ouvert au 1/3, elle a bien tourné les pages à la vitesse normale d’un lecteur normal. Seul élément déroutant : elle garde un port de tête très hautain, le livre tendu, les jambes serrées au garde-à-vous comme le font les jeunes filles de bonnes familles…
,Mais déjà le train arrive en gare. Terminus, tout le monde descend. Bon, elle n’aura lu que 3 pages… en 25 mn de temps de transport… ce n’est pas fameux, mais elle est maquillée…